L’hégémonie du pétrodollar remise en cause par l’alliance Arabie saoudite-Russie

15 mai 2022

Il suffit de vouloir faire le plein à la pompe en ce moment, pour comprendre l’importance du pétrole dans nos vies quotidiennes. Entre la tempête Ida, l’incendie d’une plateforme dans le Golfe du Mexique et l’amélioration de la demande aux États-Unis et en Asie, un ensemble de facteurs ont concordés pour faire s’envoler le prix du baril. Un baril que le monde entier s’accorde à payer en dollar. Ou plutôt, je devrais dire « presque le monde entier ». En effet, la part du dollar sur les ventes de pétrole semble s’effriter chaque jour un peu plus. On peut presque entendre souffler un vent mauvais qui emporte sous nos yeux à la fois le sable du désert saoudien et la stabilité du système pétrolier international. Le pétrole est au cœur de nos activités économiques, pour certains il est même le seul moteur de notre croissance. En manquer peut se révéler dramatique pour nos économies, comme l’a mis en évidence le mouvement des gilets jaunes en France en 2018 et, si on remonte plus loin dans le temps, la première crise pétrolière de 1973. Voyons tout de suite comment le pétrodollar est apparu et son rôle clef depuis le milieu des années 70.

Le pacte de Qincy et la fin des accords de Bretton Woods

Je vous rappelle que c’est l’abandon des accords de Bretton Woods et de l’étalon or qui ont été le déclencheur principal de la première crise pétrolière (si on laisse de côté le soutien des États-Unis à Israël pendant la guerre du Kippour). C’est le moment que choisirent les pays de l’OPEP, les principaux pays producteurs de pétrole, pour déclencher un embargo sur les livraisons destinées aux États-Unis. L’occasion fait le larron n’est ce pas.

En 1973, le prix du baril de pétrole passe de 2 dollars, un prix qui reste à peu près stable depuis des années, à 12 dollars le baril. En 3 mois, c’est une catastrophe internationale. Il faut se souvenir qu’en 1945, le président américain Roosevelt avait négocié avec le roi Al Saoud ce qu’on a appelé le Pacte du Quincy : Le dollar serait la référence des transactions pétrolières internationales. En échange, les États-Unis protègeraient militairement l’Arabie saoudite. Avec le temps, le dollar était devenu la monnaie d’échange pour d’autres matières premières, pour finalement s’imposer comme monnaie de réserve mondiale.

L’ARAMCO : Arabian American Oil Company

Mais le pétrole saoudien reste sous la coupe des Américains à travers l’Arabian American Oil Company (Aramco) qui reste la seule propriété des Américains. Autant dire que les Américains ont assez mal vécu le fait que l’OPEP leur torde le bras en 1973. Mais conscient de leur dépendance, ils vont renégocier les accords de 1945. Le nouvel accord va céder 25 % de l’Aramco aux Saoudiens (qui en récupère la pleine propriété en 1980). Dans le même temps, les Américains s’engagent à fournir aux Saoudiens des quantités faramineuses d’armes de guerre et une protection renforcée.

En échange, les Saoudiens rouvrent le robinet à pétrole pour les Américains, mais ils ne s’arrêtent pas là et confirment la place du dollar comme seule monnaie acceptée pour l’achat d’or noir. Cerise sur le gâteau, l’Arabie saoudite s’engage à acheter la dette américaine à travers les bonds du trésor US avec les bénéfices en dollars provenant de la vente de pétrole.

En 1975, à peine un an plus tard, les importations saoudiennes d’équipements militaires américains s’élèvent déjà à plus de 5 milliards de dollars. Le pétrodollar était né :

La fin de la convertibilité du dollar en or et ses impacts sur le pétrole

La mainmise du pétrodollar est encore vivace aujourd’hui, même si, comme dans les vieilles maisons soumises aux grands vents, des grincements se font entendre de plus en plus distinctement. Parce qu’avec l’exemple du premier choc pétrolier, on comprend bien la relation un peu dangereuse qui existe entre la valeur du dollar et le prix du pétrole. Comme les États-Unis ont décidé d’affranchir leur monnaie de la garantie que représentait l’or, ils ont les mains complètement libres et peuvent imprimer des tombereaux de billets quand ils le veulent. Charge au reste du monde de payer leurs dettes…

C’est ce que le général De Gaulle appelait le « privilège exorbitant » des États-Unis, reprenant une phrase de son économiste préféré, Jacques Rueff. Et si le général avait envoyé un navire de guerre pour récupérer l’or français stocké aux États-Unis, on peut comprendre que certains pays producteurs de pétrole aient, eux aussi, essayé de se libérer du carcan imposé par le dollar et les Américains.

Ces pays qui ont voulu payer leur pétrole en euros

L’iran

Se passer du dollar, certains on essayé. Lorsqu’en octobre 2000, le président Irakien Saddam Hussein annonce qu’il ne vendra plus son pétrole en dollars américains, mais uniquement en euros, on peut se dire que c’est choix qui ne porte pas à conséquence.

Lorsqu’en février 2003, L’Irak vend plus de 3 milliards de barils de pétrole pour 26 milliards d’euros, la suite ne se fait pas attendre, un mois plus tard, les États-Unis envahissent l’Irak.

Le Vénézuela

Et l’histoire va se répéter : en 2000, le président du Venezuela Hugo Chavez annonce qu’il va vendre son pétrole en euros plutôt qu’en dollars. Il dira lui-même : « Tous les présidents qui se sont succédés ici depuis plus de 100 ans et qui ont essayé de prendre les rênes du commerce du pétrole du Venezuela, tous ont été renversés. » 

Un coup d’État destiné à renverser Chavez, que l’administration Bush reconnaîtra plus tard avoir soutenu, échoue mais ses conséquences vont paralyser le pays et son économie.

 

Aujourd’hui le Venezuela est l’une des économies les plus pauvres du monde, alors que ses sous-sols possèdent les plus grandes réserves de pétrole connues.

La Libye

On peut continuer longtemps ce musée des horreurs, mais je vais simplement ajouter l’exemple du projet panafricain du président Libyen Mouammar Kadhafi. Lorsqu’il est alors président de l’Union africaine, il appelle les pays africains à recréer le dinar-or afin de se passer du dollar pour leurs exportations de pétrole. Kadhafi sera assassiné par les rebelles libyens du printemps arabe le 20 octobre 2011…

Un échange de courriels déclassifiés et publiés par wikileaks entre l’ancienne secrétaire d’État américaine Hillary Clinton et son conseiller Sid Blumenthal montre que Clinton, mais aussi le gouvernement français, étaient totalement impliqués dans une conspiration occidentale contre le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et sa monnaie panafricaine le dinar-or.

Dans chaque situation, les États-Unis ont déclaré qu’ils s’en prenaient à des dictateurs brutaux et que leur seul objectif était de libérer les peuples de l’oppression. Si la brutalité des dictatures en question ne laisse aucun doute, on peut relativiser sur les bons sentiments qui animent les Américains.

Un observateur un peu cynique pourrait s’étonner qu’il reste encore autant de dictateurs et de peuples opprimés de par le monde, malgré la volonté indiscutable des États-Unis de les libérer de leurs entraves. 

L’hégémonie du pétrodollar progressivement mise à mal

La débâcle américaine en Afghanistan

Cela nous mène directement au naufrage des États-Unis en Afghanistan, qui va de la fin des années 70 à leur retrait calamiteux en août 2021. Vingt ans après l’expédition américaine en Afghanistan commencée en octobre 2001, le retrait des Américains de cette guerre présentée souvent comme « impossible à gagner » suit le retour des Talibans au pouvoir.

Le même observateur cynique pourrait avoir l’impression que les États-Unis n’ont plus les moyens de leur volonté hégémonique. En s’emparant de Kaboul, les talibans n’ont pas mis la main sur des réserves de pétrole importantes mais sur l’une des plus grosses réserves de lithium de la planète, ce qui n’est pas rien.

Et c’est vrai que quand on compare les images des Talibans faisant du pédalo dans la province de Bamyan, aux images de la débâcle de l’armée américaine qui, encore tout récemment, a dû admettre avoir tué par erreur dix civils afghans dont sept enfants…

On se demande ce qui s’est passé et qui est responsable. Mais l’image donnée est incontestablement déplorable pour les États-Unis. L’hégémonie militaire américaine est mise à mal, et avec elle, la mainmise du pétrodollar sur le monde. Ces failles naissantes dans la puissance américaine n’ont pas échappé aux autres grandes puissances du monde.

L’apparition du pétroyuan

Depuis 1971, la Chine essaie de s’émanciper du carcan du dollar et d’offrir une alternative au pétrodollar. Il faut reconnaître que c’est bien pratique de pouvoir imprimer sa propre monnaie et d’acheter du pétrole avec. Comme l’a dit le conseiller du président Nixon John Bowden Connally : « Le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème ».

La Chine s’est donc mis en ordre de bataille pour régler ce problème et pouvoir imprimer sa propre monnaie pour, entre autres, acheter du pétrole brut. Et ils ont commencé à le faire dès 2012 avec l’Iran. Ceci explique peut-être pourquoi tous les présidents américains, qu’ils soient républicains ou démocrates, n’ont jamais de mots assez durs pour l’Iran.

En 2017, la Chine domine les importations de pétrole brut avec environ 400 millions de tonnes, c’est le moment qu’elle choisit pour signer un accord avec la Banque centrale de Russie, visant à permettre l’achat en yuan de pétrole pour officialiser l’existence du pétroyuan. Plus tard, les Russes décident de retrouver un peu de liberté et la société russe Rosneft, l’un des plus grands producteurs de pétrole au monde, décide de vendre son pétrole en euros.

Le géant pétrolier russe Rosnef veut des eurodollars

Ironiquement, la Russie s’est éloignée du pétrodollar « à cause » des États-Unis. Après l’annexion par le président Vladimir Poutine de la Crimée en 2014, les États-Unis ont imposé des sanctions à la Russie. Que le géant pétrolier public russe Rosneft transfère le paiement de son pétrole du dollar à l’euro paraît inévitable.

Alors évidemment, les monnaies concurrentes sont loin d’avoir détrôné le roi dollar. Les achats en pétroyuans ne représentent pour le moment que 3 % de la totalité des importations chinoises. Néanmoins, cette opération est déjà un franc succès pour la place boursière de Shanghai qui assure doucement mais sûrement sa crédibilité à l’international. Oui le géant américain a encore de beaux jours devant lui, mais on ne peut s’empêcher de détecter les signes avant-coureurs d’un réajustement en sa défaveur. 

Je vais vous parler maintenant d’un étonnant accord de collaboration militaire qui vient tout juste d’être signé entre deux pièces maîtresses de cet échiquier géopolitique, mais d’abord, je voudrais vous rappeler que dans la lettre d’investissement que je corédige avec Didier Darcet, le secteur de l’énergie est au cœur de notre approche de la gestion du risque. J’ai même déjà rédigé un dossier complet sur le sujet de l’énergie. Ce dossier est disponible pour tous mes abonnés afin que vous soyez à même de comprendre quels pans de l’industrie vont évoluer et comment positionner vos portefeuilles dans cette révolution énergétique.

Accord de coopération militaire entre l’Arabie Saoudite et la Russie

Cette nouvelle étonnante, le tout dernier coup de canif porté dans le dos du géant américain est peut-être cette nouvelle, passée inaperçue dans les médias, focalisés qu’ils étaient sur l’actualité afghane : l’Arabie Saoudite et la Russie ont signé un accord de coopération militaire.

Signé par les deux ministres de la défense, cet accord ne remet pas en question la portée de l’alliance de longue date entre les Saoudiens et les Américains, mais elle pourrait être les prémisses d’un déplacement du centre de gravité de l’équilibre géostratégique mondial.

Traduction de ce tweet de Khalid Ben Salman : « J’ai signé aujourd’hui avec le vice-ministre russe de la Défense le colonel général Alexander Fomin un accord entre le Royaume et la Fédération de Russie visant à développer une coopération militaire conjointe entre les deux pays. »

Le ministre russe a ajouté que la Russie disposait de nombreux nouveaux systèmes d’armes qui ont « fait leurs preuves en Syrie », où l’armée russe est intervenue pour soutenir le président Bachar al-Assad dans la guerre civile qui sévit dans son pays. Une manière, peut-être, de rappeler l’efficacité et la fidélité de la Russie dans ses alliances géopolitiques…

 

On pourrait voir dans ce rapprochement un signe de plus de la perte de vitesse des États-Unis, mais aussi un exemple de la capacité des saoudiens à s’adapter à la réalité. Parce qu’il suffit de regarder qui sont les principaux clients du pétrole saoudien pour s’apercevoir que les USA ne sont qu’au troisième rang derrière le Japon mais surtout, la Chine. C’est tout à fait compréhensible, si on considère que les pays développés, USA en tête, on a fait de la Chine l’usine du reste du monde :

La Chine est le deuxième importateur de pétrole de l’Arabie saoudite

La Chine achète plus de pétrole que les États-Unis aux Saoudiens. Les Russes sont les alliés de circonstances des Chinois dans leur volonté commune de se débarrasser du pétrodollar. Qui pourrait reprocher aux Saoudiens de se rapprocher du partenaire privilégié d’un de leurs meilleurs clients, en suivant l’adage : les amis de mes amis sont mes amis.

Alors, bien sûr, ce rapprochement n’est pas une alliance et on est loin de pouvoir dire que le privilège exorbitant des USA d’imprimer des dollars sans limite et d’imposer le dollar pour l’achat du pétrole dans le reste du monde est de l’histoire ancienne. Mais on peut voir s’agrandir sous nos yeux les failles dans un système qui régit le monde depuis 1973.

Le crépuscule du pétrodollar

L’adoption d’alternatives énergétiques au pétrole comme les énergies renouvelables, la montée en puissance de pays comme la Chine, l’UE et la Russie montre bien que les États-Unis ne sont plus les seuls à mener la barque. Le pétrole ne disparaîtra peut-être pas avant des décennies, mais au fur et à mesure que le soleil se couche sur l’âge d’or des combustibles fossiles comme le pétrole, la perspective de voir le pétrodollar perdre de sa puissance devient de plus en plus réelle.

En attendant, les lignes de force de ce nouvel équilibre géopolitique se dessinent, avec plus ou moins de difficultés. Le dernier exemple en date est européen : les Russes ont terminé la construction d’un deuxième pipeline – le Nord-Stream 2 – reliant la Russie à l’Allemagne. L’Allemagne est le plus gros consommateur de gaz naturel russe :

Gazprom, le propriétaire et exploitant de ce deuxième pipeline, va pouvoir livrer 110 milliards de mètres cubes par an aux pays d’Europe, ce qui facilitera le quotidien des Allemands et de leurs entreprises. Les Américains étaient contre ce projet et l’ont fait savoir. Les Européens ont persisté, les premières conséquences commencent à se faire sentir : l’Australie a annulé ses commandes de sous-marins à la France, qualifiés autrefois de « contrat du siècle ». Une mesquinerie des USA ? Je vous le disais justement, les lignes bougent…

Richard DÉTENTE

Sources :