L’année 2022 a été marquée par des bouleversements significatifs dans l’ordre géopolitique mondial, notamment en Europe. Profitons-en pour établir des liens entre les événements de 2022 et les conséquences qu’ils entraînent pour la décennie à venir en Europe. Il est évident que l’on pense immédiatement à la guerre en Ukraine, qui a des répercussions profondes sur la stabilité de la région et sur les relations entre les pays européens. Rappelons rapidement que, dans un conflit qui dégénère, il s’agit toujours d’une chaîne de conséquences dont la responsabilité est partagée, un peu comme dans les couples qui se séparent.
De mon point de vue, l’explosion du conflit trouve son origine dans la défiance persistante entre les États-Unis et la Russie. Au fil du temps, les positions se sont consolidées en Europe, en dépit des promesses faites par les États-Unis à la fin de la guerre froide. La Russie, qui aspire à devenir un empire, n’a jamais accepté la limitation de ses ambitions dans sa sphère d’influence, imposée par les États-Unis avec le soutien de nombreux pays d’Europe centrale qui nourrissent une crainte viscérale envers Moscou.
En fin de compte, aucune position d’équilibre n’a été trouvée et lorsque les deux blocs se sont approchés de manière trop étroite en Ukraine, la Russie a décidé de neutraliser cette zone en replongeant l’Ukraine dans des conditions précaires.
La crise d’approvisionnement énergétique en Europe
La première conséquence pour 2023 est que l’Union européenne plonge dans une crise de très longue durée, dont personne ne parvient à entrevoir la fin. Une fois la phase de conflit armé dépassée, la question de l’unité de l’Union européenne autour de l’euro se posera rapidement. En effet, la solidarité budgétaire, qui constitue le fondement du projet fédéraliste européen, sera soumise à d’énormes tensions. Nous constatons déjà que l’Allemagne se détache du groupe pour conclure des accords commerciaux à l’échelle mondiale, dans son propre intérêt et indépendamment de toute démarche européenne collective. Cette démarche individuelle remet en question l’unité et la cohésion de l’Union européenne en Europe.
L’impact en Russie
En ce qui concerne la Russie, bien qu’elle dispose de ses propres ressources énergétiques et de matières premières qu’elle peut transformer et exporter, la décennie à venir s’annonce difficile pour sa population en Europe. Le pays doit continuer à réorganiser une part importante de ses flux commerciaux et de son industrie, suite au départ de nombreuses entreprises occidentales en raison des sanctions imposées. Malgré la récession actuelle, la Russie pourrait avoir des perspectives favorables, à condition de maintenir sa stabilité sur les plans militaire et politique, et de résister aux pressions étrangères.
La transformation de son économie vers une plus grande intégration et une diversification accrue de sa production industrielle pourrait permettre à la Russie de devenir une puissance économique majeure en Europe et dans le monde. Il convient de garder à l’esprit que la disponibilité de l’énergie jouera un rôle déterminant en Europe dans les années à venir. Le destin de l’Europe semble scellé à cet égard, et seuls les pays les plus riches, comme la Suisse en Europe, auront la capacité de se permettre des approvisionnements marginaux.
Le dernier survivant – les pays de l’Europe qui devraient s’en sortir
Prenons un moment pour nous pencher sur le principe du dernier survivant. Le PIB d’un pays dépend de sa capacité à produire, qui est directement liée à sa capacité à accéder et à transformer l’énergie. Cela s’applique également aux industries dites électro-intensives, telles que l’aluminium ou les papeteries. Lorsque le coût de l’énergie devient trop élevé, certaines entreprises cessent leur production car leurs coûts dépassent le prix de vente. À ce stade, on observe une stabilisation des prix de l’énergie, voire même une baisse, une fois qu’un nombre suffisant d’entreprises ont arrêté leur activité. Cela laisse sur le marché les entreprises les plus compétitives, dotées de la meilleure capacité à fixer leurs prix, ce que l’on appelle le « pricing power ». C’est là que la compétitivité d’un pays entre en jeu.
Ainsi, nous verrons émerger des pays tels que la Norvège, la Suède, la Suisse et éventuellement la Grande-Bretagne, chacun avec des raisons différentes. La Norvège tire principalement son énergie de l’hydroélectricité, tandis que l’économie suédoise se caractérise par une grande capacité d’adaptation, tout comme la Grande-Bretagne et la Suisse. En ce qui concerne la Suisse, elle s’est déjà spécialisée dans des industries où elle bénéficie d’un fort « pricing power » en raison des coûts élevés et des salaires. Par conséquent, l’énergie représente une part moins importante de ses coûts de production, car elle vend ses produits à des prix quatre fois inférieurs. Ainsi, l’impact d’une hausse du prix de l’énergie est moindre. Finalement, une fois que les moyens de production allemands, français et italiens sont dévastés par la hausse des prix et que l’appareil de production a été détruit par la faillite, le prix de l’énergie baisse, laissant place aux derniers survivants tels que la Suisse, la Norvège, etc.
Dans les années à venir, nous assisterons à un réajustement du pouvoir d’achat en fonction de cette nouvelle réalité. Le franc suisse continuera de s’apprécier par rapport à l’euro, et je ne m’inquiète pas non plus pour la couronne suédoise. En ce qui concerne la livre sterling, la situation est plus incertaine, bien que je sois plus optimiste que pour les pays de l’Union européenne. Cependant, il convient de noter que la couronne norvégienne est très sensible au prix du baril de pétrole, il n’est donc pas surprenant qu’elle ait connu une baisse lorsque le prix de l’énergie a baissé, malgré la bonne santé de son tissu économique. Cela dépend de son poids dans l’équilibre global. En résumé, en Europe, il faudra examiner pays par pays, et l’Allemagne est particulièrement vulnérable pour deux raisons.
La fin de l’avantage allemand
La première raison réside dans sa forte exposition, à la fois à l’importance de son secteur industriel et à sa dépendance au gaz russe, ce qui suscite déjà des velléités de délocalisation. Malheureusement, il est inévitable d’envisager une telle situation.
La deuxième raison réside dans son exposition à l’euro, en cas d’éclatement éventuel, puisque l’Allemagne refuse de s’engager vers un fédéralisme européen, jugé socialement inacceptable. Cela impliquerait un transfert financier colossal annuel vers les pays du Sud, ce qui aurait pour conséquence que l’Allemagne perdrait non seulement ses clients du Sud, ce qui serait préoccupant, mais surtout de nombreux débouchés internationaux. En effet, elle ne profiterait plus de la sous-évaluation de la monnaie allemande grâce à son rôle lors de l’appel d’offres à l’étranger. Rappelons-nous que le conseiller commercial de Trump avait accusé l’Allemagne de pratiquer un dumping monétaire afin de favoriser ses ventes à l’étranger grâce à l’euro. Que signifie exactement cette accusation ? Étant donné que l’euro regroupe un ensemble de 13 pays hétérogènes et que l’Allemagne réalise la majorité des exportations mondiales au sein de la zone euro, si l’on se focalise uniquement sur l’Allemagne, il apparaît que l’euro est sous-évalué par rapport à ce que serait le mark aujourd’hui. Cette situation crée une distorsion dans la compétition commerciale mondiale. Si l’Union européenne était fédérale, personne ne pourrait reprocher cela aux Allemands, car en contrepartie, ils devraient transférer environ 8% de leur produit intérieur brut (PIB) aux pays du Sud. L’avantage conféré par une monnaie sous-évaluée serait compensé internationalement par cette charge budgétaire. Toutefois, aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
L’Allemagne profite d’un euro sous-évalué sans en payer le prix. Par conséquent, soit l’Union européenne s’oriente vers une union fédérale et l’Allemagne devra payer, ce qui semble assez improbable, soit l’euro implose et l’Allemagne devra également payer, car sa monnaie se réévaluera considérablement après la fin de l’euro. Cela signifie une compétitivité bien moindre dans les deux cas, à long terme. L’Allemagne est donc dans une position très précaire, et l’argent lui échappe rapidement. Depuis 2008, l’Allemagne a enregistré un excédent commercial d’environ 1000 milliards d’euros, mais on peut estimer que près de 500 milliards ont déjà été consacrés à des investissements dans les énergies renouvelables, en particulier l’énergie éolienne et solaire, qui dépendent totalement du gaz qu’elle n’a plus. À présent, Olaf Scholz évoque un plan de soutien énergétique d’environ 200 milliards pour atténuer la pression sur les prix de l’énergie à court terme. Cependant, il convient de noter que les 500 milliards investis dans les énergies renouvelables ont déjà été gaspillés, car les éoliennes ont besoin de gaz, de pétrole ou, dans le pire des cas, de nucléaire pour être utilisables sur le réseau. Le gaz et le pétrole permettent de gérer l’intermittence. En ce qui concerne le nucléaire, il ne s’agit pas d’une énergie complémentaire, car il fonctionne principalement en tant que source de base, tandis que les énergies renouvelables viennent s’ajouter à une partie de cette demande. Ainsi, lorsque les énergies renouvelables sont utilisées conjointement avec le nucléaire, cela équivaut davantage à une forme de subvention, qui n’apporte rien à l’économie dans son ensemble. Sur les 1000 milliards d’excédents, environ 700 milliards ont donc déjà été dépensés sans qu’on puisse espérer un retour sur cet investissement. Cela signifie que les marges de manœuvre de l’Allemagne existent, mais elles ne sont pas aussi importantes qu’on pourrait le croire, car elles sont déjà fortement entamées, en particulier compte tenu des perspectives d’investissement en Europe.
La situation est donc très complexe, car les inégalités entre les différents secteurs économiques vont s’accentuer. Il existe plusieurs façons d’espérer s’en sortir. Soit vous créez un portefeuille internationalisé qui gère les risques grâce à la diversification et à une approche macroéconomique, ce que nous proposons avec Didier Darcet dans notre lettre d’investissement. Soit vous cherchez à soutenir des projets locaux qui ont un impact significatif dans ce contexte économique. C’est pourquoi, dans ma lettre je vous ai présenté une plateforme qui vous permettra de prêter facilement de l’argent à des agriculteurs en Europe, et dans de nombreux cas, en Europe de l’Est, pour réaliser des projets spécifiques. Bien que cela soit beaucoup plus difficile, mon objectif est de trouver des plateformes ou des solutions permettant d’investir directement dans des projets locaux particuliers, potentiellement en Europe. Je pense qu’avec les difficultés auxquelles le continent est confronté, nous assisterons à un retour à la valeur des productions locales.
USA, N°1 jusqu’à quand ?
Venons-en maintenant au sujet des États-Unis. D’un côté, que ce soit les ménages, les entreprises ou le public, les États-Unis sont fortement endettés. Il est donc légitime de craindre pour le dollar. D’un autre côté, les États-Unis disposent d’immenses atouts. Le premier d’entre eux est leur armée. Comme nous l’avons vu en 2022, l’Ukraine tient grâce à deux facteurs : la mobilisation des Ukrainiens pour se battre et le soutien militaire américain. Les États-Unis sont donc très engagés dans un conflit qui ne coûte que de l’argent, mais aucune vie américaine. C’est un atout extraordinaire pour que cette guerre soit acceptable pour la population. Comme le dit l’expression avec beaucoup de cynisme, les États-Unis se battront contre les Russes jusqu’au dernier Ukrainien. La puissance militaire américaine reste un atout de poids dans toutes les négociations géopolitiques. Cependant, si la réussite démontre qu’elle peut tenir face à ses moyens et que la Chine parvient à atteindre ses objectifs territoriaux, tels que Hong Kong ou Taïwan, sans passer par des conflits militaires ouverts, cela serait une sérieuse brèche dans la puissance de dissuasion des États-Unis. De ce côté-là, on imagine mal les États-Unis s’engager militairement sur tous les fronts. Les années à venir sont donc sous haute tension en termes de conflits militaires. Les États-Unis ont donc des atouts, mais ils ne sont pas illimités.
Sur le plan énergétique, la situation est également contrastée. D’un côté, ils sont autonomes en énergie, mais de l’autre, cette grande capacité de production repose sur des ressources en pétrole et en gaz de schiste non conventionnelles qui atteignent leur pic de production en deux à trois ans. Elles vivent donc plutôt une sorte de plateau ondulant en termes de production, qui ne durera pas plus de quelques années tout au mieux. Il va donc falloir qu’ils exploitent rapidement leur avantage dans la grande géopolitique énergétique afin d’espérer prendre des parts du marché énergétique pour assurer leur consommation. Étant donné que le poids relatif de leur armée dans le monde diminue face aux pays émergents, il leur faudra choisir leurs combats, car ils ne pourront pas être présents sur tous les fronts.
Enfin, nous constatons de plus en plus que les pays non-occidentaux s’organisent pour créer des alliances stratégiques et des partenariats dans lesquels les États-Unis n’ont pas leur place. Depuis plusieurs années, la Chine notamment met en place des organisations internationales en dehors du monde occidental. Par contre, s’il y a un point fort aujourd’hui incontesté pour les États-Unis, ce sont les entreprises de la technologie. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont peut-être le plus gros atout des États-Unis en termes de durabilité et de puissance d’impact. Certes, les cours boursiers des GAFA ont beaucoup souffert en 2022, mais il ne faudrait pas les enterrer trop vite. Même si ces actions peuvent toujours baisser, rappelons que ce sont celles qui offrent les plus grands leviers sur leurs bénéfices, étant l’objet d’une spéculation intense. Elles sont donc les premières victimes de l’augmentation de l’incertitude due à l’inflation. Cela ne signifie pas pour autant que leur valeur s’est effondrée. N’oublions pas que ce sont bien les GAFA qui produisent les meilleures intelligences artificielles. Ce sont également les GAFA qui disposent des algorithmes les plus puissants au monde, ainsi que de la plus grande quantité d’informations et des plus grandes capacités de traitement. Quels résultats cela produira-t-il dans les années à venir ? Il est très difficile de le savoir, car nous sommes ici au cœur de l’innovation, qui reste toujours surprenante par nature. Cependant, c’est un atout majeur pour celui qui le possède.
Enfin, la dernière zone que nous abordons c’est bien évidemment la Chine.
Le réveil de la Chine ?
Poursuivons dans la crise des mesures anti-covid, la Chine est hésitante quant à la conduite d’une politique sanitaire stricte ou à laisser l’épidémie se propager afin de favoriser l’immunité collective, comme cela a été le cas en Occident. Le problème du COVID-19 est qu’il surcharge les hôpitaux avec des personnes âgées. Bien qu’il tue relativement peu par rapport aux grandes épidémies du début du 20e siècle, cette épidémie porte un coup à l’ordre et à la cohésion sociale, ce qui est politiquement intenable. Par conséquent, la Chine ne peut pas encore rouvrir totalement son économie sans craindre de devoir faire marche arrière rapidement. C’est tout l’enjeu qui se déroule actuellement entre les partisans d’une plus grande liberté et le gouvernement, qui doit gérer les goulots d’étranglements.
Il y a aussi évidemment la question de Taïwan qui suscite de vives inquiétudes. Xi Jinping s’est clairement engagé à ce que Taïwan revienne dans le giron chinois, c’est encore une ligne rouge pour les États-Unis. La grande question est de savoir si la Chine entrera dans un conflit armé ou si elle disposera d’assez de soft power pour intégrer progressivement Taïwan, tout comme cela s’est fait pour Hong Kong. Oui, cela engendre beaucoup d’incertitudes.
Sur le plan énergétique, les besoins de la Chine sont potentiellement gigantesques, et la bataille pour l’énergie n’est pas gagnée d’avance car elle en produit peu. En revanche, l’année 2022 aura permis à la Chine de récupérer les ressources russes qui lui étaient normalement allouées, ce qui est tout simplement inespéré pour elle. De plus, la décroissance forcée de l’Union européenne pourrait bien être un élément de soutien à la croissance chinoise.
La situation mondiale est donc complexe. Bien que l’énergie représente incontestablement une contrainte pour la croissance mondiale au cours de cette décennie, la situation sera très inégale. Il est donc important de comprendre la macroéconomie. Le but n’est pas d’avoir un avis sur ce qui se passe ici ou là, car le monde géopolitique se moque de nos opinions. Cependant, comprendre comment les grandes puissances s’articulent, quels sont leurs enjeux, vous permet de vous adapter, au moins pour éviter les coûts, et dans le meilleur des cas, faire croître votre épargne. Soyez donc curieux et résilients.
Richard Détente